NUES, 1987 – texte de Régis Durand
Qu’il y ait renversement, tout ici en témoigne, et pas seulement l’anagramme du titre. UNES, ce singulier-pluriel, qui alignait devant le même fond neutre un défilé de spécimens, toutes semblables et toutes absolument uniques, selon le degré de résolution — sociologique, psychologique, physiognomonique — qui leur était appliqué. Non-nues, aussi, ces jeunes filles dont le visage, du coup, saillait en emblème du corps entier, visage-blason inquiet d’une reconnaissance, puisque le reste, non-nu, n’était porteur que des signes du temps, ou d’une anonyme misère.
Nues cette fois, elles — elles, toujours — se sont, dans le cadre censément intime et singulier de leur domicile, livrées au regard de Jean Rault. Qu’allaient-elles y chercher, dans ce regard, quel reflet d’elles-mêmes, de quel désir mal formulé ? Unes, elles défilaient devant un mur de fond, pour y être brièvement épinglées par le photographe — certes attentif à chacune, soucieux de l’image qu’elle pourrait vouloir donner d’elle, l’aidant à la construire peut-être, à se l’imaginer, ordonnateur de ces quelques minutes de gloire auxquelles chacun a droit une fois dans sa vie.
Mais nues, seules devant lui, ayant déjà répondu à son appel, ayant donc à l’avance acquiescé au risque d’une certaine image que l’on suppose pourtant familière? Il faut imaginer cette rencontre comme celle de deux désirs secrets et divergents, un peu maniaques, chacun un peu pressé, sérieux, à son affaire. Elles (peut-être) pour être vues et (plus tard) se (faire) voir là d’où quelqu’un qui les désire les regarde — pour être vues (se voir) comme elles voudraient (peut-être) : désirées, mais comme protégées par la cloche invisible de leur nudité même, gardées à distance respectueuse, et non prises dans la transitivité de l’échange sexuel. Intransitives : pour une fois (peut-être) ne servant à rien, ne faisant rien. Seulement là, devant lui.
Et lui, déployant matériel et antennes, pour estimer distances et dangers, calculant angles et reflets, mais aussi lignes de fuite et d’avantage, ombres et lumières. Allumeur peu soucieux de se faire allumer. Protocolaire, soudainement, après le racolage toujours un peu louche de la petite annonce. Pervers, à sa manière, pressé d’en finir avant même que ça ne commence, car ce qu’il cherche doit se situer quelque part dans cette zone brève de tension, entre le masque et l’abandon.
Ces photos, il aura fallu beaucoup de résistances, beaucoup de tris, d’écarts, et de violences, pour qu’elles s’en tiennent justement à cela, à ce constat tendu, précis, d’une présence. Pour qu’elles ne soient ni anatomie, ni voyeurisme pur, ni douteuses machines à fantasmes. Pour qu’elles ne cèdent jamais au sensationnel, et pour que toutes traces de complaisance ou de relâchement en soient exclues. Car ces femmes sont belles et émouvantes, toutes, à leur manière, et il aura fallu y regarder à deux fois avant de leur refuser tel geste de défense, tel regard à la caméra, telle attente peut-être d’un | signe de’ complicité ou d’encouragement. Il aura fallu lutter dur contre la séduction de chacune pour que se crée la suite, la collection, penser technique, plans, volumes. C’est à ce prix qu’elles font œuvre ensemble, NUES — tout ce travail de déni de chacune, de sa féminité parfois, de son incertitude, qui permet d’oublier que quelque chose a bel et bien été donné — et pris. Il suffit pour cela de comparer leurs visages de nues et leurs visages-témoins de vêtues, leurs yeux qui se creusent et s’ombrent au fil de la séance, leur corps qui se raidit et s’essaie en postures.
Il aura fallu, donc, chercher, attendre qu’elles trouvent leur place dans un espace familier. Non pas dans la tradition classique du portrait pour que s’y trouve condensée en un instant toute une « essence » supposée, un précipité d’identité ; mais que quelque chose se dise qui n’appartienne qu’à ce lieu et à cet instant.
Unes (non-nues), elles tentaient la chance d’une identité pour elles-mêmes sur le fond écrasant de l’anonymat, vaincues d’avance, probablement. Nues, elles ont choisi de dépouiller les attributs et les rôles qui en étaient les marques, de cette identité conquise, n’en consentant que le décor, le fond cette fois non neutre (et qui n’est pas uniquement « bourgeois », même si c’est assez souvent le cas. Constat ici aussi politique : le rapport à la nudité, à la mise en scène de soi nu(e), la distance qu’il suppose, sont des faits de culture). Jean Rault a donc voulu ainsi prolonger et renverser à la fois l’« enquête » précédente, en détournant au passage, après le reportage, un autre genre canonique de la photographie. Il a voulu qu’on puisse aussi lire la beauté d’un corps, l’intelligence d’un regard ou d’un geste. Mais que cela soit pris, comme précédemment, dans une double loi. D’une part, une rigueur sans faille qui le tient au plus près d’un propos établi, la recherche d’une « vérité » de chacune dans ces quelques images où tout cohère et coalesce. D’autre part, se déprendre au plus vite de l’une en chacune, et faire série. Est-ce donjuanisme du photographe, ou manie de collectionneur ? Ces femmes n’ont rien d’objets, ni de spécimens, ni de conquêtes imaginaires. Elles sont crânes, maîtresses d’elles. Elles sont présentes, prêtes à aller jusqu’au bout, même si elles sentent sans doute ce qu’il peut y avoir de terrible dans ce dénudement. Et ces photos sont fortes, parfois très dures, par tout ce qu’elles laissent entrevoir de ces turbulences. Ces femmes y jouent un peu de leur vie, entre le défi et l’accablement, comme nous tous, sur le fil.