Sur les portraits-nus de Jean Rault

Un portrait  (dessin, peinture ou  photo) c’est d’abord l’image d’un visage qui nous  regarde.  Qui nous — sinon les spectateurs ? Si ce visage ne nous regardait pas (comme dans les portraits de biais) alors en  effet nous  serions ailleurs ;  non concernés.

Les portraits de  Jean  Rault nous  regardent.  Ceux que lui-même appelle  des portraits-nus  nous  regardent avec  tout le corps.  Pourquoi tout le corps ? Et pourquoi  nus ? Ici se  joue   un  rapport  intense  entre  les  yeux et  la peau.  Ce lien c’est aussi  toute l’énigme.
Tout  le travail du  photographe  consiste à  obtenir  ce  regard qui porte en lui tout le corps. Un regard  ni  passionné  ni  vide, ni  heureux ni  absent.  Un  regard  qui  réellement  voit.  Que  voit-il ?  Le  photographe ?  Non justement. La tâche de celui-ci, sa ruse, son beau  geste c’est  de  s’effacer, de n’être que de passage. L’appareil ? Ce serait  une  meilleure hypothèse.  Non  pas  l’appareil comme  objet, mais ce qui  dans l’appareil –l’objectif–, dans  cet  œil  sombre et impassible, attire vers autre chose d’inhumain.  Nous y voici peut-être. Ce regard  atteint  –ou du moins  s’approche de– quelque chose  qui  ordinairement  nous  est  refusé, cela même que Rilke appelle l’Ouvert et dont seule l’innocence animale est capable  d’être : «  De tous ses  yeux  la créature / voit l’Ouvert. Seuls nos  yeux à nous sont /comme tournés au dedans, posés comme des pièges/ autour d’elle, encerclant son libre élan./ Ce qui est  au  dehors, c’est par le seul aspect/ de l’animal que nous le connaissons ; car le tout jeune  enfant déjà/ nous le forçons à contresens, nous le ployons à regarder/ en arrière vers la forme organisée, non dans l’Ouvert/ qui, dans la vision de l’animal, est  si profond. Libre de la mort » (Elégies à Duino–  Huitième Elégie).

Le  regard  des  visages des portraits-nus de Jean Rault s’avancent  vers cet Ouvert qui  nous a quittés. C’est pourquoi le corps entier ici est nécessaire et l’est dans sa nudité. Celle-ci n’est ni esthétisante, ni exhibitionniste, ni complice, encore moins sexuelle. Elle est cet abandon sans calcul, sans affèterie, sans narcissisme. Simplement exposée dans la singularité des corps (lourds ou sveltes, ridés ou lisses, usés ou jeunes) privés  de tout  alibi  social et d’abord de celui que peut fournir le vêtement. La peau se fait alors vêtement même à  la hauteur de ce regard qui oublie, qui a cessé de vouloir se mesurer, se poser, séduire, demander.  Il est désormais passé dans l’objectif.  Donné sans protection. Il a su se délivrer pour  se livrer ; atteindre une  nudité  du  Soi  dans la nudité du corps.  Nu au-delà  du nu.

Tel est  le grand  art  de  Jean  Rault,  sa longue  discipline  de pensée,  sa lutte avec l’image pour que le monde  s’y voit ; obtenir ce  corps qui regarde et nous regarde.  Ce corps  entier dans le regard ; ce regard avançant dans l’Ouvert par ce corps dépouillé qui approche  enfin  de son  humanité  dans  le consentement  à son espèce  animale.