Brouillon et notes de la communication faite dans le cadre du Colloque l’intime dans l’art contemporain. Beauvais 21 octobre 2010.

En ce qui me concerne, et ce n’est pas un scoop mon travail dérange beaucoup de monde.

Et si j’essaie d’isoler des raisons, des motifs, je crois qu’une des composantes de ce qui dérange dans mon travail, et pour parler de l’intime, ce qui fait que mes photographies sont souvent boudées et pour le dire clairement censurées d’une manière ou d’une autre, d’une manière plus ou moins larvée et souvent d’une manière peu courageuse, c’est que ces photographies montrent dans un lieu « public » (un musée, une galerie, un livre), des corps photographiés dans des lieux « privés » : l’appartement, la maison, devant sa voiture ou dans le bois où l’on a fait un pique-nique en famille le week-end précédent…

Cette exposition d’images réalisées dans la sphère plutôt privée et « exhibées » dans des espaces plutôt publics, c’est ce que l’on pourrait peut-être appeler une forme de surexposition.

Je m’explique :

Rappelons quelques définitions : Lorsque l’on dit qu’une photo est surexposée, c’est parce qu’elle a reçu trop de lumière.

Evidemment, mes photographies ne sont pas surexposées au sens technique du terme ; au contraire, je veille à ce qu’elles soient très correctement exposées lors de la prise de vue, et donc, je mesure soigneusement la lumière avant de photographier ; mais voilà : elles montrent des corps qui pourraient être les corps de tout le monde, de tout un chacun, et même de chacun d’entre nous, car je photographie très peu de modèles dont c’est le métier, et peu de célébrités, même si cela m’est arrivé.

C’est une intention de ma part ; j’ai recruté la plupart de mes modèles par petites annonces ou par l’entremise d’un tiers. (d’ailleurs dans le cas de la petite annonce, on pourrait dire qu’il s’agit d’un aller / retour du public et du privé : le journal auquel tout le monde a accès, qui est donc public par nature, qui entre dans l’espace privé, la photographie prise dans l’espace privé qui sera montrée dans l’espace public.

Rappelons l’étymologie du mot « photographie » : photos / graphein = écrire avec la lumière ; sans lumière pas de photo-graphie.

Ces corps photo-graphiés dans leurs chambres à coucher, dans leurs salons, dans leurs cuisines, sont sur des photographies qui se retrouvent dans le musée, la galerie, le livre, la carte postale…

C’est l’espace privé de la femme au foyer, de l’étudiante, de la bourgeoise qui s’ennuie, de la putain occasionnelle, de l’aventurière, de l’employée des postes, et même quelquefois, d’une célébrité qui s’est infiltrée dans la série, qui est montré de manière explicite, sur-exposé dans l’espace public.

Chaque modèle, souvent inconnu, grâce à la photographie comme machine à transformer, devient une œuvre d’art… C’est aussi le 1/4 d’heure de célébrité que nous promettait Andy Warhol….

C’est ce qui est proprement insupportable pour beaucoup de gens, à commencer par beaucoup de fonctionnaires culturels ou de conservateurs de musée.

Il est souvent arrivé qu’on me dise : « Vous savez, votre travail ne me dérange pas personnellement, mais j’ai peur que Madame la Députée ou l’épouse de Monsieur le Maire soit gênée, alors c’est pour ça qu’on l’a mis un peu à l’écart… ».

La censure est tellement honteuse et peu assumée qu’elle se travestit dans la bonne conscience et le politiquement correct.

On n’est pas soi-même un censeur, mais on respecte la sensibilité de ceux qui pourraient être choqués… On pense à la place des autres, en somme. Mais ce n’est pas si grave, on a bonne conscience car c’est pour préserver le ciment, pourtant bien hypocrite, de cette société-là.

À Reims, par exemple mes photographies avaient été exposées dans un lieu d’exposition qui était l’ancienne salle des coffres d’une banque…un peu à l’écart de l’école des beaux-arts en particulier…

Entre nous soit dit, c’était la plus belle publicité qu’on pouvait me faire.

« Mauvais genre » avait pourtant annoncé Jean-Marc Huitorel, puisqu’il était le commissaire du Mai de Reims en 1996, associé à Hervé Rabot, photographe. Ce titre « Mauvais genre »était une très bonne idée comme thème des expositions car c’était une manière de jouer sur mauvais genre pour qualifier à la fois la photographie comme un genre « mauvais », non noble, « ignoble » par rapport au grand art qu’est la peinture. La photographie dont on a dit : genre mineur, art moyen, art pauvre…. Mauvais genre qui de surcroît peut montrer des choses obscènes, qui redoublent le fait que la Photographie est décidément et doublement « mauvais genre » dans ce cas.

Mais censurer c’est bien souvent oublier la dimension subversive de l’art, dont Picasso donnait cette définition :  » L’art n’est pas chaste, on devrait l’interdire aux ignorants innocents, ne jamais mettre en contact avec lui ceux qui y sont insuffisamment préparés. Oui, l’art est dangereux. Ou s’il est chaste, ce n’est pas de l’art.  »

Aujourd’hui par exemple, l’interdiction de l’exposition de Larry Clark aux moins de 18 ans est révélatrice de ce malaise. Les ambitions politiques de certains les conduisent à censurer l’exposition et à l’interdire à ceux qui ont l’âge des modèles photographiés…ce qui est un comble.

La sensibilité sur ces questions a beaucoup changé depuis 20-30 ans. Tout le monde est d’accord là-dessus. Et depuis quelques temps, on pourrait dire que c’est une forme de sensibilité américaine ou anglo-saxonne qui est importée en Europe : rappelez-vous les développements de l’affaire Polanski et l’affrontement entre Alain Finkielkraut et Yves Michaud sur la question… et l’exploitation de l’affaire Mitterrand et son jeune boxeur Thai… par Marine Le Pen suivie immédiatement par beaucoup de socialistes pourtant bien roses et bien pensants… Tous les coups sont permis pour gagner des voix. Chaque voix compte.

Robert Frank qui raconte que dans une petite ville du Middle West, un shérif vient à sa rencontre et lui demande ce qu’il fait là. Robert Frank répond fièrement : je suis un boursier Guggenheim et je photographie des choses dans le pays en voyageant. Le shérif lui dit : « vous avez un quart d’heure pour quitter la ville.

Montrer des jeunes femmes que personne ne regarde parce qu’elles sont en rupture sociale, scolaire, familiale, c’est une sorte d’obscénité. J’avais promis à « mes 16-18 ans », comme on les appelait à l’époque, qui sont les modèles des Unes et des Autres, photographiées en 1983-84-85-86 que ces photographies seraient un jour montrées dans un musée. C’est chose faite : mais il a quand même fallu 23 ans… pour que cela arrive.

Montrer des photographies de femmes nues qui s’ennuient l’après-midi, (pendant que ces messieurs travaillent comme disait la chanson), ça aussi, c’est obscène.

Montrer des photographies de soldats qui parlent à leurs familles depuis l’Irak, pendant la première guerre du Golfe, alors que ces messages étaient privés et pourtant diffusés à la Télévision sur France 2 entre minuit et deux heures le matin, c’est une irruption du privé dans le public… que l’on souhaiterait voir cantonnée à une vision familiale et privée.

Montrer des photographies d’une femme âgée, de plus en plus âgée d’ailleurs, que j’ai toujours trouvée très belle, dans sa chambre, c’est pareil, ça dérange…et ça fait 20 ans cette année… que ces photographies qui me valent quand même quelquefois des compliments ne sont pas très visibles…

Montrer des photographies de femmes japonaises que l’on croit très pudiques (à juste titre d’ailleurs) en tenue débraillée, plus ou moins vautrées sur les tatamis, chez elles, dans une exposition, ça dérange aussi, mais en fait l’obscénité et la pudeur ne sont pas situées au même endroit au Japon. La morale non plus… le malentendu est total. Au Japon, il y a des love hôtels que l’on paie à l’heure, comme un parcmètre, ce qui est une aubaine, pour y installer un studio nomade de prise de vue photographiques.

Cet été, il y a deux mois, j’ai fait des prises de vue au Japon dans un love hôtel, et comme nous étions trois il y avait un coefficient multiplicateur : le tarif était augmenté de 50 % ! C’est tout, pas de jugement, pas de commentaire : 50% !.

En France, l’ordre moral est de retour, le consensus mou l’aide à se maintenir en place, la bienpensance, le politiquement correct, et maintenant le bouquet c’est le care qui veillent sur notre hygiène de pensée.

Quand je dis à mes étudiants : on vous empêche de fumer parce que c’est facile de réunir un assentiment sur la qualité et la propreté de vos petits poumons roses, c’est pour mieux vous mettre des bracelets électroniques dans dix ans, ils me disent eux-mêmes que je suis un vieil anarchiste. Ils ne sont pas d’accord, majoritairement.

Où sont les Philippe Murray, les Professeur Choron, les Pierre Desproges…

 

L’obligation de faire la fête : fête de la Musique, fête des Voisins, fête des Mères, fête des Pères, fête des gens qui roulent en roller, la fête des grands mères, la Techno Parade, La fête du football, la fête des Harley Davidson, la journée de la Femme, la fête des secrétaires, ça devient insupportable toutes ces fêtes auxquelles on nous demande d’adhérer.

Ce que je ressens, c’est cette injonction de plus en plus pressante de la chose publique qui s’insinue dans nos conduites privées, cette injonction de faire la fête et de se réjouir collectivement dans des pratiques de loisirs communautaires, solidaires, citoyens, eco-responsables, sous peine de passer pour un déviant si on émet la moindre protestation.

Je remercie Evelyne et Diane, les commissaires de cette exposition nécessaire, qui dénote d’une liberté d’esprit salutaire.

Je remercie André pour son accrochage subtil.

Je remercie les organisateurs et organisatrices de ce colloque lui aussi nécessaire. La parole libre ne circule pas assez souvent en France.

Un mot si je peux me le permettre pour clore : je me souviens de cette histoire drôle, ça se passe pendant une partouze, tout le monde s’en donne à cœur joie, et au milieu du tumulte, pendant l’acte, un homme s’approche de l’oreille de sa partenaire et il lui demande discrètement : « Qu’est-ce que vous faites, après la partouze ? « …

Merci de votre attention.