La Beauté
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.
Charles Baudelaire, La Beauté
Où Jean Rault va-t-il débusquer la beauté ? Dans une jeune femme japonaise laissant voir, dans l’entrebaillement de son yukata, le ventre arrondi et les seins gonflés par sa grossesse, où dans cette lutteuse qui, telle une moderne version des Poseuses de Seurat, offre son anatomie massive à l’œil du spectateur ? A moins que le beau, pour lui, ne se niche dans les formes de Bubu, cet être étrange qui se tient allongé dans un escalier, troublante otarie sortie d’on ne sait quel spectacle comme Tokyo seule semble pouvoir en offrir. Ou, plus simplement, plus évidemment, la beauté ne se cantonne-t-elle pas – mais alors de façon plus attendue… – dans ses vues du Potager de roi, à Versailles, version occidentale de ces jardins japonais que Rault a, aussi, photographiés ? Parce que là tout est harmonie : de la nature soumise aux lois de la géométrie comme de la photographie à celles du contraste raffiné du noir, du blanc, et des nuances infinies de gris. Il y aurait, dès lors, le monde ordonné et simple du jardin, et celui, trouble et compliqué de l’humain. Hypothèse simple, bien trop simple, et sans doute trop occidentale, aussi, pour dire ce que cherche Jean Rault.
Car oui, c’est certain, c’est bien de beauté que parle son travail, c’est-à-dire tout son travail, et à part égale dans chacun de ses aspects, sans hiérarchie. Et c’est sans doute, ici, dans cette exposition à Fresnes, parce que le parti pris en a été d’y mettre, pour une fois, les jardins au centre et les portraits non pas à la périphérie mais comme des satellites tournoyant autour d’un soleil provisoire, ce Potager du roi, que l’on peut tenter, par les rapports profonds qu’entretiennent paysages et femmes saisies par l’appareil photo, de dire un peu ce qu’est cette beauté-là. Une manière, indirecte, de dynamiter les conventions. Et de rappeler que l’art est, d’abord, affaire d’artifice. Ce que, parfois, la photographie tend à nous faire trop oublier.
Si Jean Rault a aimé le Potager du roi, c’est pour la même raison qu’il est attiré par celles qu’il appelle les Diamonds, ces êtres hybrides (dire qu’il s’agit de transsexuels, n’est-ce pas, de façon triste, en affaiblir l’étrangeté), qui ont soumis leur nature à la loi du désir, au point de, littéralement, se réengendrer. Bubu, Simone, sont, à leur façon, des êtres auto-façonnés comme les plantes, dans le potager, sont le naturel fait artifice, pour le plaisir d’un roi qui se prenait pour le soleil. Nature corrigée, tutorisée, sculptée pour devenir ordre, métaphore d’un monde régit par le bon plaisir d’un seul. C’est cela, précisément, que Rault débusque, c’est cela qu’il aime et qui est, par conséquent, pour lui, la beauté : cet artifice qui est la marque de la transformation de la vie en art. Car, qu’il photographie une femme nue où un jardin, Rault n’a que faire de la nature, et du naturel. Regardez Miss Mima dont le corps dénudé est comme coincé entre la radio et les fils du téléphone. Ou Simone à la cape rouge, pure sculpture de soi. Et regardez aussi la façon dont le photographe cadre ses Cent vues du Potager du roi : frontalement, comme pour ajouter l’abstraction géométrique de l’art à celle du jardinier.
Peut-être est-ce pour cette raison que le regard de qui aime le travail de Jean Rault revient toujours à une œuvre en particulier : Hinako retirant sa veste. Parce que dans le fond tout y est, de ce qui fait son art : mélange du trivial et du sublime, de l’ordre géométrique du décor et des courbes de la chair. Et, comme une fusion miraculeuse de ces photos de jardin et de ses nus, ces tatouages floraux grimpant sur la jambe et la poitrine d’Hinako, en une parfaite inversion du naturel et de l’artifice. Beauté ? Quelle femme photographiée par Jean Rault est plus belle que celle-ci ? Quelle femme, plus encore, correspond mieux, jusqu’au stéréotype, aux canons occidentaux de la beauté : cheveux blonds, seins de marbres. Eloge du maquillage. Car Hinako est japonaise, et ses cheveux sont une perruque, et ses seins ont la perfection du faux, comme ses tatouages de femme-jardin. Mais au fait, est-on sûr qu’Hinako soit une femme ?
Pierre Wat