Du Portrait – texte de Jacques Henric

JEAN RAULT EN MISSION QUASI DIVINE

A l’infini propos de Jean Rault, quelques propositions finies. Une manière de « rhapsodie » pour la photo. Étant entendu — soyons excessif puisque la vérité ne sort nue que des puits sans fond, c’est-à-dire de l’impossible sur l’horizon duquel la pensée découpe ses tranchants dessins — que la photo ne commence vraiment qu’avec Jean Rault.

Je veux dire la photo des corps. Je veux dire la photo des corps humains. Je veux dire la photo des corps nus. Je veux dire la photo des corps de femmes nues. Je veux dire la photo, un point c’est tout. Oui, la photo. La photo tout entière à sa proie attachée. Comme si ce coup de rasoir de la lumière sur le réel enregistré dans l’instant sur un papier sensible pouvait révéler autre chose qu’un corps désirable, toujours désirable (aussi imparfait, « laid » soit-il), imparablement, inéluctablement désirable. Quelle ouverture sur le réel n’est d’abord cette brûlure de viol d’un corps qui s’est dénudé. Toute la peinture a tenté de restituer, dans la lourde matière de son éternité, la mince lame de lumière par quoi une main divine, forcément divine, a donné le Temps au monde, a fait consister celui-ci en le dotant de ces étranges horloges de chair que vous avez là sous les yeux.

Suis-je en train de suggérer que la main de Jean Rault qui commande le coup de rasoir de l’instantané est quasi divine ? Puisque je suis dans l’excès — mais y suis-je vraiment ? — je répondrai : presque. L’artiste est celui qui a reçu mission de participer, à sa façon, au grand sauvetage de l’essence humaine. L’incarnation est son mystère de base à partir de quoi se met en branle sa machinerie à produire des images. A sa fatigue à elle, la femme (voyez les visages photographiés par Jean Rault), fatigue d’avoir à enfanter des mondes sans interruption et sans but, correspond sa fatigue à lui, l’artiste, d’avoir à rendre compte de cette énigme qui n’est rien de plus, mais rien de moins, que celle du Temps (corps-horloges) et de la Mort (corps-linceuls).

Des corps nus ? des corps de femmes ? direz-vous, mais il y a aussi, dans le catalogue de Jean Rault, des corps d’hommes, d’enfants, et des corps vêtus. Êtes-vous sûrs ? Anecdotiquement (ici, un jean, une chemisette à carreaux, des santiags, là une énorme paire de grolles sorties d’un tableau de Van Gogh, un perfecto, plus loin une culotte ajourée et l’horrible collant ; un sweat-shirt, une jupe courte et des tennis…) je vous l’accorde ; anatomiquement, physiologiquement, comment vous contredire, il y a bien, parfois, des drôles de blocs de chair mal équarris, maladroitement cousus en peau et dotés à la jonction des jambes d’une rigolote et plutôt moche excroissance qui tantôt pendouille lamentablement tantôt manifeste une velléité de se dresser. Comme corps balancés dans le baquet social, dans la cuve familiale, incontestablement il y a ceux avec secondes peaux (cuir, laine, coton, acrylique…, autant de repères d’origine : prolo, petit-bourge, pute, employé de banque, artistes d’avant-garde, mère de famille…). Comme corps pour la mort, indubitablement il y a ceux avec appendice pénien et ceux sans. Mais comme corps pour aimer, comme disait Barthes, comme corps de jouissance…, tout se complique. Il n’y a, en pure logique freudienne (renversée : rien ne « manque » à la femme, surtout pas le pénis, c’est évidemment à ces drôles de bestiaux aux bourses ballantes que celui-ci est en trop) qu’un corps imaginable, qu’un corps désirable, qu’un corps jouissable : le corps, dénudé, de la femme. Les autres ne sont que des points d’orgue, des contrepoints, des ponctuations, disons des modèles, au sens premier du mot, de l’italien modello, lui-même issu du latin populaire modellus, lui-même dérivé du latin classique modulus qui veut dire mesure. Modèle et module ont des affinités, et des parentés avec moule et moulage, et avec maquette… Ils sont là, j’insiste, ces corps, avec pantalons, moustaches ou sexe flaccide, pour mesurer le seul corps qui soit re-présentable : le corps, dévêtu, de la femme. Pourquoi, sinon, Jean Rault aurait-il dans son premier album *, oublié ces « messieurs » ? Pourquoi, sinon, les corps femelles ne sont-ils jamais ridicules ? et pourquoi les corps mâles le sont-ils toujours ? Feuilletez les catalogues de La Redoute ou des Trois Suisses, regardez les mannequins hommes et femmes posant pour la lingerie du dessous, vous m’en direz des nouvelles… Messieurs les « poseurs » de cet album, ne vous vexez pas, le photographe ou moi, à votre place, on n’aurait pas fait mieux. Nous sommes apparemment hypersexués (cette viande en plus), donc réellement hyperdamnés. « L’homme nu est un mollusque » a écrit Lacan… Voulait-il signifier qu’il était affublé d’une carapace, qu’il n’était jamais nu…

La femme : seul corps re-présentable. Je veux dire par là seul corps présentable une seconde fois, une dixième, une cent milliardième fois — l’album de Jean Rault, on l’a compris, est interminable, comme la liste des femmes séduites par Don Juan, mille e tre… — dans un espace autre que celui d’une nature originelle (Paradis avant la Chute où n’existe ni le sexe, ni la mort, ni le mal), dans un espace qui est tout simplement celui du langage. « Ils connurent qu’ils étaient nus », dit l’Ancien Testament. Alors l’exil commença. Jean Rault, avec sa main quasi divine qui n’a pas l’air d’y toucher, est ce tranquille conquistadore parti pour découvrir une terre lointaine, toujours inexplorée : des corps humains, ici muets, en exil dans le langage, perdus dans un univers de signes qui font qu’aucun corps ne ressemble à l’autre, que la différence de l’un à l’autre est un abîme.

Il n’a pas l’air d’y toucher, dis-je. Eh ! oui. Quelle formidable discrétion que la sienne ! quelle simplicité ! quelle retenue ! quel effacement ! quel scrupule ! Pas d’apprêts, pas de mise en scène, pas de fioritures. Le corps, en pied, cadré au centre, pris dans son lieu familier, dans son espace d’intimité, chambre, salon, sur un canapé, un lit, devant la cheminée, sur le balcon, au coin de la rue, appuyé contre une voiture… Clac ! Clac ! Mine de rien, Jean Rault nous délivre un vrai savoir. Son œil neutre, je l’ai suggéré, invente la photographie en inventant le nu. En créant la femme.

Vous vous récriez à nouveau : quoi ! des photos de femmes, et nues, il en existe des montagnes. Est-ce si sûr ? Certes, je connais des photos de statues de chair nues, des doubles de Vénus, Minerve, Didon, Andromède, Proserpine, Dalila, de la Femme à barbe, des pendues de Barbe-bleue, de la Belle Meunière, du petit Chaperon rouge…, il y a surproduction de mannequins, de moules, de moulages, on croule sous les clichés de gynécos, les photos de stars plastifiées, de nus artistiques…

Mais un corps nu, vraiment nu, une femme nue, vraiment nue ?…

Le coup de génie de Jean Rault tient en une idée simple, comme tous les coups de génie. Idée qui va de soi et à laquelle personne n’a pensé : prendre les corps comme ils viennent, ne pas les choisir. Les attraper dans leur lumière, là où ils sont. Jean Rault ne convoque pas (folle prétention de l’artiste photographe qui au lieu d’être Dieu se prendrait pour Dieu) ; il est convoqué. Petites annonces. Appels. Un corps, nommé, veut vérifier sa lumière ? Le Samu Jean Rault est aussitôt sur le terrain, avec son attirail de première urgence. Un nom n’en pouvait plus d’avoir perdu son corps ? Allo, allo, Jean Rault, faites fissa ! Un corps était hanté par la peur de ne plus se repérer dans les signes de son nom, ou peut-être, comme en a souffert Artaud, n’émettait-il plus lui-même suffisamment de signes ? Vite, Jean Rault, venez vérifier la chose. Constatez qu’il n’y a probablement rien à voir, mais qu’il faut regarder, car il y a tant à dire… Il faut oser regarder là où il n’y a rien à voir. C’est parfois dangereux, beaucoup, et d’apparemment costauds, n’ont pas tenu le choc. Voyez Actéon, les milliers de victimes de la Gorgone, ce pauvre Orphée… Tout le monde n’a pas la ruse d’Ulysse ou de Persée, ou de celui qui a reçu mission d’inventer la photo — je répète, je martèle : photo, de femme, et nue. Prudentia carnis inimica Dea. Bien sûr que la prudence de la chair n’a jamais été l’amie de Dieu. Il est disponible, donc, Rault, il ne fait pas la fine bouche, il ne trie pas. Le réel, c’est le réel. Il se conduit comme un correspondant de guerre au front. Front de la guerre sexuelle, pour lui, mais y en a-t-il une autre de guerre ? Le spectacle est ce qu’il est, les acteurs sont ce qu’ils sont. D’ailleurs, est-ce que Dieu a choisi ses créatures ? Il les prend dans son giron comme elles viennent. Toutes égales, toutes désirables, les méchantes comme les bonnes, les moches comme les belles. Toutes singulières, toutes irréductibles. Avec son système d’une énorme simplicité (d’une fausse ingénuité) — donner présence et éternité à toutes les images qui viennent à vous comme images — Jean Rault n’invente pas que la photo, il fonde une morale.

Beatus venter. Corps : grand coquillage où s’entend l’océan divin…

Jean Rault photographie des corps, c’est-à-dire nous expose les seuls objets qui n’en sont pas. L’homme sans femme ne mérite même pas le nom d’homme. Cela va de soi. Mais le photographe sans photos de corps, de corps de femme, de corps de femmes nues, mérite-t-il le nom de photographe ?

Photographier un objet qui n’en est pas un, est-ce possible ? Évidemment non. Le corps est inaccessible. Il est le réel, donc l’impossible. Les peintres ont bien essayé : Zola et Balzac nous ont raconté leur splendide, leur héroïque échec. Pourtant, il n’y a rien d’autre à faire qu’à tenter l’aventure, la recommencer à perpétuité. Jean Rault est un sage qui depuis le début a tout compris. Il a mis sa mécanique en marche. Elle est implacable. Les corps défilent, les pellicules impressionnées s’ajoutent aux pellicules. La seule tâche de l’écrivain ou de l’artiste, disait Conrad, est de « rendre justice au visible ». Jean Rault est aussi un moraliste.

Sa seconde intuition, à ce modeste Antée qui touche, sans y toucher, l’énigme corps pour s’y fortifier l’esprit, son second discret coup de génie, c’est de les avoir photographiés, ces corps, sur place. Mieux, pour les corps de femmes nus : dans leur foyer.

Premier avantage : déshystérisation de ces corps. Tous les corps femmes photographiés en situation, en représentation (pour l’art, la mode, la porno…) sont des corps hystérisés. Rault, les prenant au foyer, c’est-à-dire en ce lieu qui est centralité, focalité, fixité, immutabilité, permanence, secret, intimité, qui est feu et sacralité (n’oublions pas que Hestia-Vesta déesse du foyer, perpétue le feu sacré féminin, son habitat est un sanctuaire en principe inviolable, elle-même est vierge pour l’éternité, elle est celle, comme disait le philosophe à moustache, qui « ouvre la question de l’être ») en révèle le fond dépressif. Observez ces corps : comme le réel tout entier ils sont au bord d’un effondrement intérieur, et pourtant, devant l’objectif de Rault, miracle ! ils tiennent, ils se tiennent, ils ont appelé Rault pour se, pour lui, pour nous le prouver. Il y a de la mélancolie en eux, oui, mais pas vraiment de la tristesse et aucun désespoir. Voilà, rien de plus que cela : des corps qui nous disent : nous voilà ! N’en faites pas un plat ! Pas de mystères ! Vesta : vi stare : rien de plus que ce qui se soutient par sa propre force (Ovide : vi stando Vesta vocatur). Rien de plus que ce déclic de mécanisme actionné par la quasi divine main d’un certain Rault, Jean.

Pourquoi ai-je affirmé qu’il s’agissait là des premiers corps photographiés ? Parce que ce qui séduit et rebute en eux, c’est leur imperfection même. Cicatrices, traces de césariennes, de lointains furoncles, bourrelets, cellulite, seins affaissés, bassin trop large, épaules trop étroites, cous trop longs, jambes fluettes, genoux proéminents… divines défectuosités vous êtes vie, mort, temps, et beauté. Et puis ces poils, ces toisons, le vestige animal de l’humain, la «touffe interposée», comme l’appelait Diderot, la « touffe isolée (qui) ne se relie à rien et fait tache dans la femme… » Pas de mystère, et pourtant cette inlassable quête par Jean Rault de la part obscure de l’humain : le féminin. Part isolée, reliée à rien, et qui fait tache

Dans son Contre Sainte-Beuve, Proust explique que le regard de l’artiste lève pour nous « le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Alors il nous dit « Regarde, regarde ».

Pourquoi artiste ? Jean Rault. Pourquoi premier photographe ? Parce qu’avec ses photos il donne consistance au regard qui est en lui, regard qui sans violence nous commande de nous regarder.

« Regarde, regarde. »

Proust : « Ce qu’il y a de plus particulier dans une personne, ne meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité ».

Voici quelques pages de son album de famille, à Dieu. Voici quelques feuillets de sa mémoire que son quasi divin secrétaire, Jean Rault, a arrachés pour nous et nous tend.

En vue de la Résurrection des corps.

Merci à vous, photographe.

Merci pour eux. Merci pour nous.

Jacques Henric